Cinq gents plus un, presque tous vivants.





Avant de rentrer, je décide de rester seul au cimetière, la nuit commence à descendre, il est 17 heures en ce début du mois de décembre, mon souffle fait de la buée, je ressens cet instant fébrile.

Il me faut être dans la solitude auprès de Quiquimiel, sachant que cela sera une habitude de venir ici la voir.

Savoir qu’il va y avoir une pierre tombale, je caresse son cercueil une dernière fois, il est entièrement recouvert de fleurs.

L’heure est de contempler un long moment cet endroit, je suis la seule personne debout, en vie dans ce lieu miséreux.

Milieu de nulle part, mais au bord d’un affluent, l’endroit et le moment sont hors norme.

L’homme sur la rive que je vois un peu plus loin se jette dans le fleuve, clairement le torrent.

En regardant bien, peu importe à chacun de nous, la vie continue, elle ne s’arrête pas.

Là, le vent est fort, très fort, notre sombre vie passe, elle continue, Quiquimiel voulait vivre sa vie, ce sujet veut la stopper net.

Cet être disparaît, puis reparaît, il s’enfonce et remonte à la surface, que fait-il ?

Il n’appelle pas, ne tend pas les bras, il reste calme, son sort frissonne sous le grand zéphyr, il est tout à son agissement.

Passants et riverains ne voient même pas l’homme submergé, sa tête représente un morceau de bois dans les flots bouillonnants.

Étonnement, il ne crie pas avec désespoir au loin dans cette tempête, quel spectre que ce crâne qui disparaît, je le regarde, ses yeux remontent en surface, il me regarde.
Blafarde figure maintenant, elle s’éloigne, elle blanchit, elle devient un point, elle était là il y a un instant.
Sans savoir pourquoi, cet être était du rivage, certainement du clivage voisin, les citadins avec rien, les occupants dans les bâtiments éloignés, abandonnés.
Ramené un peu le temps en arrière, il pouvait néanmoins aller et venir avec d’autres, sa famille, avoir une parcelle d’oxygène, une bribe de lumière du jour, il est tout de même vivant.

Maintenant, que s’est-il passé ? Pourquoi a-t-il glissé ? Pourquoi est-il tombé ? Pourquoi cela devrait-il s’arrêter ?

Assez de questions, je me jette à l’eau, dans cette eau tumultueuse, dans ces tourbillons.

Frissons et tremblements, il n’y a plus que sous mes pieds qu’un gouffre sans fond, par le vent les lames de l’eau me déchiquettent, tremblotent.

À présent, les remous et les creux nous emportent, tous s’agitent autour de nous, une populace de déchets nous recouvre.

J’ouvre les yeux entre mes coulées, cela me laisse entrevoir les rives, j’avale cette flotte, ce fiel, le fleuve nous lâche dans ses derniers instants, désormais, c’est fini, il semble que toute cette eau soit des sévices, des violences.

Chance pour nous deux, je lutte ardemment, je fais les efforts restants, je me défends des détritus, je combats, je l’agrippe à moi fortement.

Finalement, cet homme voulait lâcher prise, il voulait mourir, il voulait se laisse aller dans cette tempête.

Perte de l’homme, mort morale, il va devenir un cadavre si je le laisse partir.

Finir le sauvetage, pour cela, je dois rejoindre le rivage, là-bas, je le vois à peine visible dans les pâles lueurs de l’obscurité.

Soulevé des flots par les coups de tabac, je lève les yeux, je serre ce quelqu’un contre moi, il est agonisant, à l’inverse de l’affluent bien vivant.

J’entends des bruits étranges provenant de l’au-delà, cinq gents soulevant les bras dont je ne sais distinguer leurs cris absents, cela m’est effrayant.

Dans cet abîme, pas d’oiseaux, pas d’anges, que de la détresse humaine, les feuilles, les branches, les trombes d’eau volent, planent, et cet humain que j’agrippe entre mes mains, râle.

Sal temps, la nuit est devenue basse, il y a une heure que nous sombrons dans cette crasse, nous sommes tous les deux refroidis, nos deux carcasses se torsadent.

Fade mais bienfaisant espoir dans ce noir, une ombre nous a tendu un filin, autour de tous, l’obscurité, des algues, des branches nous encerclent, cinq gents nous sortent du néant.

En cette créature, je vois l’horreur, la fatigue, la chute, pas de point d’ancrage, le largage de la vie, un grand dérapage, doit-il pour cela sombré dans les ténèbres de la mort ?

Rebord du terre-plein, mes mains sont crispées, le vent souffle tout le temps, les cinq gents nous recouvrent tous deux d’un déguisement de carton, enlacent mon compagnon de naufrage, tous en rond autour du feu improvisé, toutes les langues sont nouées.

Hébété par l’instant de la séparation, le moment est inouï et invraisemblable.

Incroyables extériorisations, le rayon de lumière qui émane de ces six émanations est bien pâle, je me rends bien compte que ce sauvetage ne les rend pas plus lumineux.

Peu de gaîté quand vint le moment des remerciements, le retour sur terre de cet être est loin d’envahir tous les individus.

J’eus cru lui redonner vie, le ramener à sa famille, il s’avère qu’autour de ces six âmes maintenant plane une grande amertume.

Nous avons dérivé sur deux kilomètres, je suis prié de les suivre le long du rivage pour retrouver leur abri.

Taudis, masure abandonnée, couvertures à même le sol, deux morceaux de bois qui forment des braises, il y a des animaux qui sont mieux logés.

Idées troubles, esprit égaré, je suis dans un de ces moments où tout en moi est déréglé.

Mes yeux font des va-et-vient sur les mains de ces six individualités, manifestement ils sont tous amputés du pouce et de l’index, soit à droite, soit à gauche pour chacun.

Aucun son provenant de leurs bouches ne sort, ils sont également tous muets.

Trajet de retour insoutenable, incapable d’être détaché de cette 
détresse, de cette existence misérable.

Abominable vie de tristesse, à toute vitesse, je fais un aller et retour au supermarché du quartier.

Mouillé de la tête aux pieds, mon costume de cérémonie est plus que défraîchi.

Garnie de pains, de bouteilles d’eau, de viandes, de fromages, ma voiture est le sosie du panier du père Noël.

Bel itinéraire, le Décathlon est sur le parking du magasin Champion.

Lampion à gaz avec recharges, six lits de camp, sac de couchage pour chacun, nécessaire de cuisine de campement au complet pour leur quotidien, c’est le minimum que je puisse faire pour eux.

Mieux que les paroles qu’ils n’ont plus, leurs yeux larmoyants en disent davantage.

Sauvetage d’un anonyme, funérailles de mon intime, il y a des temps qui n’ont ni rime ni raison.

Anas De Bernieras






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